31 décembre 1996, Paris - 28 janvier 1997, Rosny
À Claude-France Audebert

La Chaise de Richelieu

Richelieu est le chat de la Bibliothèque Nationale. Car, il faut se défaire de la pensée que dans cet endroit il y aurait des rats, ou des souris. Non, le seul animal qui arpente de nuit les rayons de livres, c'est Richelieu - un chat. Richelieu vit surtout dans la section Monastiques - il y a moins de demandes parmi les lecteurs pour les livres qui s'y trouvent et, il est en conséquence moins dérangé par les magasiniers. Ce sont d'ailleurs eux qui ont signalé son existence, mais leur témoignage n'ayant été soutenu que par une seule bibliothécaire, le directeur n'a jamais voulu admettre, officiellement, la présence de Richelieu à l'intérieur de l'institution qu'il dirige avec faste, bien malgré les empreintes félines que portaient plusieurs lettres a l'en-tête de la BN, en provenance de son secrétariat et par lui-même griffées, adressées à nombre d'instances ministérielles.

Chaque jour, avant sa tournée dans les galléries de la bibliothèque, et en vue de cette expédition, Richelieu avait pris l'habitude d'aller s'aiguiser les griffes sur un des pieds d'une certaine chaise de la grande salle des Imprimés, malgré l'absence de rat ou de souris - à laquelle lui, le plus noble des chats des bibliothèques de France, ne croyait guère. Alors, chacun de ses jours - lorsqu'il faisait nuit pour les hommes - Richelieu allait s'aiguiser les griffes de ses pattes avant sur les pieds postérieurs de la chaise de la salle des Imprimés.

Le plafond de cette vaste salle, construite comme un hymne à la gloire de la technique et de la science, toute en piliers et balustrades métalliques, s'inspirant du règne végétal, enjambant constamment par des passerelles le vide qui les sépare, avec des horloges, des mécanismes d'ascenseur et des tuyauteries de chauffage cachées à la vue, de pistons pneumatiques en cuivre qui font passer des messages entre les entrailles de différents départements, et des magasiniers qui s'affairent devant les rangées de livres qu'ils sortent et remettent en place comme pour réguler la pression de qui sait quel immense chaudière de la pensée, avec ses présidents de salle hiérarchiquement sis sur des chaises en guise d'amiraux de ce cuirassé vieux de bientôt cinq cents ans, possédant une structure physique proche elle aussi par ses zones séparées hermétiquement et ignifugées, partagées entre un sous-sol dévolu aux perles rares que renferment des cassettes rangées par millésime, un salon de passagers qui a plutôt l'air d'être la vraie salle des machines, ronronnant sous les feux de l'équipage, poussant le bâtiment plus loin encore dans les eaux exotiques, sans que sous les mats extérieurs où flotte l'étendard brodé de fleurs et de léopards, il y ait besoin que quelqu'un monte pour crier "Gare !" ou "Terre en vue !", s'adressant à la noire carapace en dessous de lui qui, art nouveau, aurait reçu du temps de Jules Verne le nom de "Bibliothèque à vapeur", géant pachyderme dans lequel viennent accoucher les êtres du monde qu'il parcourt... Le plafond donc de cette salle était un bulbe rayé et transparent qui servait en quelque sorte de parapluie et d'abat-jour sur les têtes de lecteurs qui s'imaginaient, en regardant les piliers allusivement gothiques, être dans une palmeraie de pharaon. Et si parmi eux il s'y était trouvé un œil perspicace, à se tourner en ce moment tandis que nous lisons son récit, vers le centre de la coupole du milieu, il aurait remarqué à cet endroit une silhouette étendue sur la vitre opaque. Mais celui qui aurait fait cette découverte, ne la considérant pas comme telle, mais comme une vision qu'il se plaisait à imaginer et peut-être même à développer en lui ajoutant touts les mobiles de la présence de ce cadavre qu'il croyait avoir vu sur la coupole de la Bibliothèque Nationale, ce lecteur détective ne saurait pas que ce corps était celui du Directeur de la bibliothèque. Non pas mort, mais immobile au dessus d'un instrument qui accaparait son attention au point de ne plus lui laisser le temps de songer : c'était une lunette introduite à travers un carreau déplacé dans la paroi vitrée et pointée vers la salle.

À la place 193, devant la table remplie de papiers fourmillant d'écritures et de signes, leur propriétaire était en train de regarder, comme si c'était pour la première fois, tous ces gens autour de lui qui s'affairaient, après avoir lu, à écrire quelque chose. Il les voyait peiner ou jubiler, s'arracher précocement les chevaux, souffrir, comme au combat tourner en rond, partir découragés, revenir le lendemain pour reprendre tout du début. Ils étaient tous enchaînés à un travail dont le but immédiat était de mettre sur papier, bout à bout, un certain nombre de phrases. Bien que cette activité eut des objectifs autres qu'elle-même, le futur embonpoint de ceux qui l'accomplissaient, elle remplissait néanmoins la plus grande part du temps qui leur était disponible, si bien que les avantages qu'ils attendaient tous de lui restaient le plus souvent des mirages bien lointains et bien trop courts de vie lorsqu'ils étaient enfin atteints. Les papiers de la place 193, devant lesquels la personne à laquelle elles avaient suscités ces pensées était enfoncée sur la chaise et allongée sur elle de tout son dos comme s'il s'agissait d'une chaise-longue, lui firent remarquer l'aspect voisinant la quête, de l'activité de ces lecteurs-écrivants, comme s'il s'agissait non pas de la construction de textes, mais de leur découverte, les livres demandés aux bibliothécaires étant les guides de ces voyages, sorte de cannes blanches leur faisant voir ce monde, médiums silencieux pour retourner au passé ou en inventer un. Alors, se dit-il en fixant pour se concentrer les lunettes agate de la dame d'en face, il n'est plus besoin d'inventer péniblement des livres si on peut les découvrir là où elles se trouvent. Et en regardant ce vieux monsieur endormi paisiblement avec le traité d'algèbre d'al-Khawârizmi dans une édition de la Renaissance en latin, ouvert sur son ventre, il songea aux livres dont les lignes et pages superposées formaient une échelle, qui ne serait qu'une seule ligne si le papier pourrait être assez long. En substituant la suite alphabétique du texte à une chaîne numérique, comme le font les machines de calcul, on obtiendrait un seul chiffre, garantissant par son unicité l'individualité de chaque ouvrage. Toute partie qui serait changée, se refléterait par un changement de chiffre. Un texte volumineux, aussi encombrant qu'il puisse être, se réduirait également à un seul et unique nombre. Or, voici que l'échelle des nombres était l'espace qu'il cherchait et qui contenait touts les textes possibles à découvrir. Il venait de toucher avec ses pieds déchaussés la conduite chaude qui passait sous la table et se dit que l'enjeu ne lui paraissait plus maintenant de construire tous les mondes possibles en les mettant bas sur le papier, car de toute façon ils existaient déjà et non seulement quelque part, mais dans sa tête et dévoilés à sa connaissance même, puisqu'il est comme l'ensemble de ceux qui se trouvaient alors dans la salle des Imprimés, porteur dans son cerveau de l'échelle immatérielle de nombres. Concentré sur l'idée de nombre, mais portant avec nous à notre insu toutes les possibilités possibles de ce qui peut avoir une existence et de ce qui est inexistant et appartenant au néant, l'enjeu était devenu de savoir choisir les bons textes dans cette infinie bibliothèque et de trouver le moyen de décomposer dans notre esprit le nombre qui le désigne, pour l'assimiler. A cet instant un lourd objet en chute libre entra en collision avec sa tête, le faisant sauter sur ses deux pieds - mais ce n'était qu'un appariteur qui s'était pris le pied dans le tapis rouge cramoisi en portant dans ses bras la pille de livres qu'il devait distribuer entre les numéros 50 et 207.

Le directeur fit un geste d'impatience avec la main, bougea son corps sur la coupole vitrée et en rajustant l'optique de sa lunette, il regarda avec attention accrue les feuillets qu'il observait depuis ce matin : il jubilait ! Les idées du lecteur 193 pouvaient s'appliquer à la conservation de documents écrits dans les bibliothèques, nul besoin d'encombrer l'espace à grand frais avec ce que de toute façon chacun portait avec soi, tous les magasins seront vidés (oh Richelieu si tu le savais...), il ne resteront plus qu'à titre de suggestion de lecture, les fichiers (il tenait trop en effet à ces meubles qui lui caressaient les rêves de chaque nuit pour les supprimer). Monsieur le Directeur de la Bibliothèque Nationale jubilait - enfin il avait trouvé le plan qui le ferait triompher de son ennemi charnel, le Directeur de la Très Grande Bibliothèque, celui qui l'emportait toujours au jeu du téléphone arabe et qui était plus fort que lui, en déchirant d'avantage de pages à la fois de l'Encyclopedia Universalis que lui-même ne pouvait le faire lorsqu'ils avaient l'âge de six ans et habitaient la même rue, l'un dans une cave, l'autre dans une mansarde, et quand il grandit, il se mit à jouer avec les pièces de sa collection de monnaies chinoises trouées en leur milieu, qu'il assemblait au moyen de tiges de bois, leur donnant l'aspect de chars celtiques qu'il poussait avec le doigt le long des rues de Paris du plan Turgot, provenant lui aussi de sa collection à lui, actuel directeur de la BN et non pas de son confrère, directeur de la TGB ! Oh comme il savait pousser ses chars, tandis que lui ne savait pas jouer... Lui qui lui avait cassé son premier ordinateur le jour même de son achat, mis des serpents vivants dans l'herbier donné à son professeur et volé la fille du concierge cantonais qu'il aimait pour l'épouser à Talas sur l'Oxus en Sogdiane où il était nommé chargé de mission archéologique pendant que lui creusait des tranchés pour la « Grande Guerre », pour qu'il se fasse maintenant élire par tous les roys de France - dont il a eu la mauvaise idée de le nommer garde de Signatures dans un obscure sous-département à l'angle nord de la BN, croyant le perdre pour toujours - et aux gisants desquels il a certainement rendu visite dans leur cachette de Pierrefonds, n'étant pas leurré sur leur véritable demeure par les appâts défigurés de Saint-Denis, élire, ah cruel destin, directeur d'une plus grande bibliothèque que la sienne, à force de supplices et de promesses de restauration, qu'il remplit - et à ce moment une pointe de fierté lui piqua le cœur - avec les livres de l'ancienne bibliothèque ! Mais c'était fini, le jour de sa vengeance approchait. Ce matin même, dans son bureau qui surplombe une triste cour intérieure toute en pierre, après que le manœuvre fut sorti avec la dernière caisse de livres, il s'enferma à dé, sortit d'une armoire un tapis persan, le déroula sur le parquet ciré, puis il ouvrit un garde-plans, d'où il put extraire le vieux plan en relief de Paris de son enfance et l'étala soigneusement sur le tapis. Il prit une loupe dans un tiroir de son bureau et s'agenouillant, il se pencha sur le deuxième arrondissement, où identifiant vite le bâtiment de la Bibliothèque Nationale, il prit avec ses doigts la toiture de celle-ci, la souleva et approchant la loupe au-dessus de la Salle des Imprimés, il regarda à l'intérieur : étalé de tout son corps sur la coupole de verre poli d'Alsace, il était déjà occupé à épier l'arrivé du lecteur de la place 193. La vengeance était en marche. Bientôt la TGB perdra son sens d'être puisque tout individu possédant la notion de nombre connaissait tous les nombres et par là même l'infinité de livres que ces nombres représentaient. Adieu livres, adieu directeur, murmura empourpré son confrère, de ton bâtiment on fera un gigantesque abattoir, avec des guillotines volantes entre les tours qui traiteront comme sur une bande roulante en acier de la société Thyssen les troupeaux achetés sous la Manche, amenés en chaland sur la Seine et échangés sous un pont ferroviaire contre des espions ex-soviétiques, sous l'œil ensorcelant de têtes de veaux rugissants, hissés sur des piques au six coins de chaque tour aménagé en congélateur pour garder éternellement les langues de quadrupèdes trucidés dans un décor de bois exotiques, sous une lumière crépusculaire, à cet endroit qu'on nommera “la Nouvelle Bastille”.

Prenant entre ses mains l'ouvrage que l'appariteur lui avait apporté, 193 eu la surprise de constater que ce n'était pas l'album in-folio sur Pythagore qu'il attendait, mais un élégant in-octavo de la Renaissance tardive qui avait l'air d'un livre de voyage. Relié en maroquin rouge, frappé d'étoiles dorées - vraisemblablement une des rares reliures d'origine que la Bibliothèque Nationale avait gardé à leur places - ses coins étaient renforcés par des cornières métalliques percées en forme de lys et ses tranches marbrées. Il tourna vers lui le dos et regarda la côte. Elle s'insérait dans un ovale découpé en papier de lin, tracé à l'encre sépia avec une plume d'oie dans un style précédant de peu la Révolution - tous ces indices si présents après tant de temps, laissaient facilement soupçonner l'oubli noir dans lequel s'était glissé ce bouquin. « Ah, oui, elle était presque identique à celle de l'album - sauf que, remarqua-t-il en posant l'index sur le chiffre zéro compris dans la côte, j'ai dû me tromper en tapant sur le clavier de l'ordinateur où je fis ce matin la commande, ce chiffre au lieu de la lettre "O". » Ou peut-être, ajoutait-il en pensée, en train d'ouvrir le livre par curiosité, le magasinier est encore un de ces vacataires novices. Mais bientôt il fut absorbé par la lecture et ne songea plus à réclamer l'album trompeur. Mais qu'a-t-il a faire, ce nouveau texte, avec notre récit ? Serait-ce une nouvelle digression ? Qu'importe, si le lecteur veut entendre une bien étrange histoire et s'il veut savoir pourquoi deux heures après, possédé par une agitation indescriptible, cachée néanmoins sous une calme apparence, la personne que même le directeur de la Bibliothèque Nationale s'était donné la peine de surveiller, se leva et tenant le livre avec ses deux mains, comme s'il avait attendu que quelqu'un surgisse devant lui pour le lui ravir après avoir enfoncé le fil d'une longue épée dans son corps, se dirigeât vers la salle des photocopies.

Comme le voulait la coutume à l'époque, le titre était une phrase entière, qu'on avait pris soin de couper en plusieurs parties, de les imprimer dans des tailles différentes et de les centrer sur la page tant qu'il se peut en forme de cœur, en les délimitant éventuellement avec des filets et un fleuron. Elle annonçait qu'il s'agissait d'une pharmacopée orientale traduite en latin et agrémentée de gravures par le fameux Père Athanasius Kircher, de la Societas Iesu, à partir de l'original lituanien en caractères ouïgures du “Signiore Witold Czapiewski”, le tout étant imprimé sous les presses de la Sancta Congregatione de la Propaganda Fide, à Rome, dans l'année de grâce 1517 selon le comput de Simeoniens d'Antioche. « Gloire à Dieu ! Seigneur de Mondes ! » Ainsi commençait la préface du Père sur une page surmonté d'une gravure oblongue représentant Adam entouré d'une cohorte d'anges admiratifs, en train de nommer les arbres dans le jardin d'Éden qui flottait ancré au dos d'une tortue sur les vagues de l'océan cosmique. Après un large espace blanc, la parole débutait par une lettrine rouge en forme de poisson suivie par les italiques de Garamond, des exquises italiques à l'inclinaison de fûts variant d'une lettre à l'autre, si agréables au toucher palpées par derrière à travers ce papier épais et pourtant tendre comme du buvard.

« Je me trouvais assis sur la Tour de Babel en contemplant la crête de l'horizon. La Tour n'était nullement telle que les graveurs embauchés à Antwerpen l'avaient fait croire par leurs reconstructions élégantes bien que fantaisistes, au lecteur de mon dernier livre portant sur le sujet, mais je m'étais bien abstenu de leur en faire la remarque. Autour de moi le vent me faisait entendre d'étranges dialectes, bien que seul à cet endroit désert, la construction de l'édifice étant suspendue pour le moment. En quête de nouveaux voyages, mes pas m'avaient fait revenir ici, d'où, comme d'habitude, devait prendre son envol tout nouveau livre que j'écrivais. A mes pieds des empires gisaient ensablés, les colonnes de leurs temples brisées à moitié - seraient-elles lues par une voix de vierge, ces antiques inscriptions effacées dans la pierre, auraient-elles le pouvoir de mystères dévoilés, pour faire revivre ces pays jadis si fortunés ? Regarde l'Hermon déboisé, s'écria mon âme en peine, et ces fleurs rongées par les déserts, tandis qu'au delà de blanches mers, s'élève une fière civilisation nouvelle. Sait-elle seulement que son destin est inscrit dans la hauteur de pyramides et qu'il attend le jour à être déchiffré dans les hiéroglyphes... Chaque soubresaut du terrain, chaque colline, du Golfe au Pacifique, me révèlent les chants d'une cité disparue. À moi vous génies, sortez du plus profond des montagnes, descendez du ciel, apparaissez de flammes du feu et tachez de fendre de vos glaives secrets, cette nuit, l'immense ennui qu'entoure l'Orient des anciens prophètes.

« Après avoir fait ce vœu et tiré pour la nuit la couverture des étoiles sur mon corps, le lendemain je m'étais réveillé ébloui par une lumière que je pensais être celle de l'astre diurne. Un ange vint alors à côté de moi m'ombrager avec un parasol, tandis qu'un autre faisait signe avec la main de regarder la source de cette lumière presque irrévérencieuse à l'égard des corps célestes. Elle émanait vers moi à travers un col de montagne, d'une pagode à neuf étages au coins arrondis. Autour d'elle, d'autres pagodes brillaient. Puis j'ai vu des temples, des maisons, des murs et la ville entière étinceler comme construite toute en or. La campagne fertile qui ailleurs aurait été d'un vert profond, presque noir, brillait de l'éclat du métal jaune, à l'unisson avec les châteaux perchés sur des collines entre des pins et des cascades, et les fleuves qui se prélassaient comme des chats entre deux sommeils, vers une mer, gigantesque abeille, aux mamelles remplies de miel. C'était, ainsi que le disait la carte que je portais avec moi, l'Empire de Chine.

« Je fis les bagages et remerciant le ciel pour avoir exaucé ma prière et m'avoir indiqué des monuments plus mystérieux encore à découvrir que par le passé, j'ai pris la route le cœur gai, suivi de mes anges fidèles. Elle fut longue et remplie de péripéties, au fil de pays que je parcourais sans trêve à l'est de l'Ararat ; mais ce qui importe ici dans la préface de la pharmacopée orientale, c'est la rencontre que je fis sur les bords du lac Baïkal, avec son auteur, qui chevauchant parmi les rocs et les sapins couverts de neige, me sauva au péril de sa vie, du milieu d'une meute de loups. De ses pistolets nacrés au crosses en os de rêne, il acheva deux d'entre eux et mit les autres, ensanglantés, en fuite, après quoi il m'aida à remonter en selle et me demanda de l'accompagner jusqu'aux abords de la Grande Muraille, où il se rendait pour des affaires. J'ai appris qu'il s'appelait Witold Czapiewski, qu'il fut anobli par le roi de Pologne, à la cour duquel il avait officié en tant que médecin, mais qu'actuellement il était chamane d'une tribu de la forêt qu'on parcourait. Il me confia m'avoir observé déjà depuis quelques jours, me soupçonnant d'être un émissaire envoyé sur ses pas pour le tuer et il fut convenablement surpris d'entendre qu'en découvrant sa présence, j'avais pensée moi aussi la même chose de lui. Mais qui aurait eu un si grand intérêt à le voir disparaître quand bien même il était déjà comme mort, en partant de bon gré dans cette terre d'exil perpétuel qui était la Sibérie ; et qui aurait eu le pouvoir si vaste pour dépêcher ses hommes aussi loin ? Nos journées étant dépourvues d'autre chose que la chevauché interminable sur les rivières glacées, je me suis employé à lui faire raconter les événements qui l'avaient poussé à la fuite. Car depuis une dizaine d'années, il fuyait. Il était devenu chaman à la mort de son maître, l'ancien chaman qui a su apprécier les talents et les connaissances de son esclave acheté aux tatares de Crimée qui l'avaient capturé lors d'un pillage du vieux comptoir génois de Caffa. Là, il était arrivé avec une caravane de marchands saxons de Transylvanie, où il avait exercé son métier auprès de comtes locaux et fondé dans ces cités à la lisière du savoir des instruits les premières apothicaireries. Mais le répit qu'il avait trouvé sur ces marches aux confins de l'empire cessa le jour où il aperçu de la fenêtre de sa maison les hommes à pèlerine bleue, qu'il redoutait au point de ne pas avoir cessé de courir les routes d'Europe dans tous les sens, en faisant le barbier dans les foires. Mais le continent était trop connu, les ambassades trop actives et ceux qui le recherchaient trop nombreux pour qu'un jour leur couteau empoisonné ne l'atteigne. Il avait cru se sentir en sûreté sur ses terres de Lituanie, pour lesquelles il quitta la Pologne où il eu la mauvaise idée de revenir à la cour, après avoir erré dans les landes allemandes et l'Italie, dans ce temps si lointain qui suivait son départ du château de Saint Germain-en-Laye, demeure de la reine qui avait peur de lui. Si c'était la Reine de France qui envoyait ses hommes pour lui ôter la vie à si grands frais, qu'est ce qui avait pu la pousser à tisser un voile de vengeance autour du globe entier, le demandai-je en attendant une histoire qu'il paraissait vouloir laisser en suspens. Mais il resta silencieux et on n'entendit plus des jours durant que la neige grincer sous les sabots des chevaux et des aigles croasser au dessus de la forêt.

Jusqu'à cet après-midi finissant où on sentit comme si une ombre bleue nous épiait pour nous vouloir le mal. Mon compagnon était devenu tout pâle à la pensée que cela pourrait être l'homme de la Reine. Ce soir même, autour du feu, il me pria de prendre de lui l'ouvrage de recettes pharmaceutiques qu'il avait rédigé, de le garder précieusement et d'en faire un bon usage. Après quoi, il me raconta la cause de ses errements : les événements troublants qui eurent lieu à Saint Germain-en-Laye.

Il y était venu dans la suite du roi de Pologne, qui rendait visite à ses pairs, occasion de distractions et de fêtes énormes. C'était le solstice d'été, entama-t-il, et notre auguste compagnie descendait joyeusement à bord de quelques barques les méandres de la Seine en aval de Paris, s'approchant avec émotion de ce château entouré de jardins, où les attendait la cour de France. Vue d'en bas, la colline surmontée de la rouge bâtisse, qui grouillait à l'intérieur de monde, creusée, trouée et compartimentée en chambres, salles, antichambres, escaliers, caves, sanctuaires, levant sûr d'elle ses trous vers les hauteurs, paraissait être une ancre jetée du ciel pour amarrer les nuages, et ses habitants des pêcheurs déployant à leur gré un filet de routes et des hommes au-dessus du royaume pour extraire les trésors qui y gisaient. Au son d'une musique exquise nous fûmes invités à admirer la vue, les parcs bien dessinés, le château lui-même, si merveilleusement construit. La fête en notre honneur avait commencée et durera jusqu'à tard dans la nuit sous les lumières d'un feu d'artifices. Moi, je m'intéressais à l'architecture. Et j'y mis toute mon ardeur dans la visite du château en espérant pouvoir reproduire ne serait-ce qu'un de ses coins sur mes propres domaines. Mais mon cœur de médecin tressaillit davantage à ce que j'allais voire, quand, à la requête ardente de quelques seigneurs, la Reine fit à un certain nombre d'entre nous l'honneur - en cachant à peine son plaisir de nous impressionner - d'accepter de nous laisser pénétrer dans sa pharmacie privée. Ajoutons tout de suite que cet endroit était tenu dans le plus haut des secrets, n'y accédant que des alchimistes éprouvés longuement et désignés personnellement par le souveraine. D'autre part, la pharmacie n'était ouverte qu'aux deux grands solstices de l'an, quand on fabriquait les préparats que des longues mois de recherches solitaires avaient permis la découverte - le reste du temps, la pharmacie était gardée fermée derrière une lourde porte en cèdre du Liban et un grillage impénétrable. L'endroit dans le château où elle fut installée par les architectes soucieux la rendait d'autant plus inaccessible qu'aucune fenêtre ou soupirail n'offrait de voie vers l'extérieur. De dimensions exiguës, elle nous contenait à peine et l'objet de notre curiosité se remplit vite d'un brouhaha indiscipliné de voix et de corps qui se pressaient à y entrer, ou se débattaient pour en sortir. Une table massive posée au milieu de la chambre bloquait la circulation - elle soutenait une balance gigantesque décorée de rinceaux et d'angelots, mais qui avait le renommée d'être la plus exacte du pays de langue d'oc. La surface en bois portait ces traces de substances versées au cours de transbordements d'un récipient à l'autre. Je reconnaissais quelques unes d'entre elles et fus stupéfait de les voire employés dans la composition dans laquelle elles se présentaient. Mon œil se déplaça instinctivement vers les armoires, où étaient rangés les ingrédients dans des barils de céramique au décor végétal bleu - pour les plus précieux-, ou dans des vases à la mode chinoise, la majorité. Ma main effleura avec la nostalgie envers ce qu'on n'a pas encore les caractères aux hampes épaisses et empattements ultra fins de la famille des Didots, dans lesquelles étaient imprimées les dénominations de baumes, sirops, cachets, etc. Oh ! et nous qui n'avions même pas les Garamond italiques à inclinaison multiple dans nos forêts du finis terae de l'Europe ! Une voix de sorcière me fit revenir de ma rêverie au château de Saint Germain-en-Laye, pour me dire à moi et à ceux qui m'entouraient, mais plus particulièrement à moi me semblait-il, que les alambics et toutes les éprouvettes en verre - gravés à Venise par des artisans rescapés à grand frais de Byzance, dans un galion que les Français du Pape avaient dépêchés sur la Corne d'Or caché parmi les embarcations de Turcs et sous la barbe des Pisans de Galata qui ne se doutaient de rien - étaient rangés à l'abri de nos regards dans les placards longeant les murs. Puis, elle s'avança vers une montre à pendule encastrée dans la paroi et d'un coup de serrure découvrit à notre grand étonnement un espace vide derrière le mécanisme de l'horloge, muni d'un banc et pourvu d'un judas passant à travers les yeux d'un des deux hiboux sapientiaux garnissant le cadran. « C'est la place du Chevalier de l'Ardent Désir », ajouta-t-elle avec malice, mais sa physionomie changea aussitôt, car à cet instant on entendit des voix crier : « La Reine ! ». Avant que notre guide n'aie le temps de refermer la porte de l'horloge, je profitais du moment où tout le monde se tourna vers la porte en faisant des révérences et baissant la tête, pour m'introduire dans la mystérieuse armoire, littéralement poussé par l'envie de savoir ce qui arriverait si je m'écartais de mon monde et passe de l'autre côté de la machinerie du temps. La porte ne tarda pas de se fermer, et avec précaution, j'ai pu m'approcher de la visière et regarder dans la chambre. La Reine portait une robe blanche à traîne, embellie de dentelles de la même couleur. Sa main dégantée avait esquissé un mouvement imperceptible d'acquiescement aux courbettes rituelles de ses sujets. Elle adressa un mot de tristesse aux invités présents, souhaitant que les divertissements prévus réjouissent en égale mesure les étrangers et les hôtes. Ce fut la première et dernière fois que je vis la Reine de France, qui depuis lors me poursuit par l'intermédiaire de ses hommes, avec la passion d'un joueur, sur l'ensemble de l'échiquier du monde connu, m'offrant le choix entre me laisser tuer et donc la décevoir trop tôt, ou bien continuer à fuir de pays en pays (Grand Dieu combien des choses sur la géographie et les coutumes de tout un continent ne doit-elle pas apprendre en me traquant, combien de livres érudits, des cartes, anciennes et nouvelles n'est-elle pas amenée à consulter pour donner ses ordres et ne pas me perdre, combien de romans n'est elle pas en train de se faire lire, d'autant plus qu'elle a nombre de fins littéraires parmi ses messagers, pour alimenter sa fantaisie et mettre à l'épreuve son ingéniosité !) et arriver au point de ne connaître d'autre solution après avoir fait le tour des bords de la terre, que de me livrer aux monstres qui peuplent les régions vierges des mappemondes et découvrir chemin faisant des eldorados pour les finances des ses États métropolitains. Sur ce la Reine s'en alla, suivie avec empressement par les autres. La pharmacie resta vide, puis, les cadenas de portes firent revenir définitivement le silence qui avait fait de l'endroit son logis. Je me suis assis sur le banc et commençais à attendre. Les roues crénelées de l'horloge tournaient sans hâte, défaisant les minutes et détendant méticuleusement les ressorts. Il se fit tard, mais nulle inquiétude ne vint me déranger. N'avais-je pas l'éternité devant moi ?! Mais à regarder de près, le poids de bronze en forme de coquille marine qui procurait le mouvement à l'engrenage, était descendu jusqu'à son plus bas point. Si rien ne s'opposait, l'arrêt qui suivra sous peu plongera le château entier avec tous ses occupants dans une immobilité féerique. « Tsssssss... Bang ! » firent des objets tombés dans la chambre en la remplissant de lumière colorée - et on aurait dit des artifices s'il y avait eu des ouvertures vers l'extérieur dans les murs pour les laisser passer. Trois hommes firent leur apparition issus de la fumée qui s'ensuivit, vêtus de ces costumes du XVIIème siècle tel que nous les présentent de nos jours les Larousses sur les pages de garde intérieures : chapeau cylindrique à bords larges et ceinturé d'une imposante boucle, veste matelassée, serrée aux articulations, pantalons bouffants, s'arrêtant aux genoux, longues chaussettes en soie blanche et chaussures montées de boucles aussi grandes que celle du chapeau, l'ensemble de matériaux étant de couleur sombre, vert-bleu, généralement noire. « Bang ! », le quatrième personnage arriva. Ils avaient tous l'air de médecins et en fait ils étaient les pharmaciens de la Reine et portaient le nom d'Issidor. En sortant les alambics, les mortiers, les éprouvettes, ils se mirent au travail et distillèrent, pressèrent, broyèrent, firent les mesures, alimentèrent les feux et disséquèrent les grenouilles, les perroquets et les lézards, embaumèrent l'air de plantes des Afriques, le saturant de litanies qui mettaient à mal mon oreille pour la bonne raison qu'elle devait comprendre les recettes pharmaceutiques devenues dans la lecture particulière des espagnols des mélopées enivrantes. Mais les faux yeux de hiboux qui étaient les miens, derrière le cadran de l'horloge, s'étaient agrandis de plaisir de ce que je pouvais entendre en tant que science ! Ces prodiges n'étaient égalés par aucun de ceux rassemblés dans aucune bibliothèque et leur champ d'action médical sur l'homme s'étendait sur l'ordre alphabétique entier et couvrait la plus grande partie de ses combinaisons - mais tout ceci vous le trouverez dans mon livre que j'écrivis ultérieurement.

Je voudrais néanmoins vous raconter un de préparats que j'avais appris alors et qui me fut parmi les plus utiles, pour vous rendre compte de l'atmosphère régnant dans ce lieu mis sous le signe du nouveau Pythagore : trois boucles, quatre officiants, cinq âmes, dont une invisible bien que présente et nécessaire à la construction du triangle. J'ai vu donc un de hommes saisir un baril en céramique bleue et blanche et extraire un rouleau de papyrus qu'il étala sur la table. Il humidifia légèrement une feuille de papier et s'appliqua à obtenir un double de ce qui était écrit sur le papyrus en superposant les deux. Une fois l'opération accomplie - et d'après ce que j'avais compris de leur discussion, c'était la première fois pour eux - ils se mirent à couper chaque ligne écrite de la copie l'une après l'autre, réalisant bientôt une sorte de ruban qu'on aurait dit un seul mot. Ils l'introduisirent dans le sens de la lecture dans un récipient translucide rempli d'eau pure et agitant le papier, ils faisaient l'encre se délayer et se détacher lettre après lettre du support pour se fondre dans le liquide. Après que le texte fut entièrement dissout, ils le repartirent entre quatre verres, l'agrémentant selon les goûts de chacun avec de la fleur de vigne, du citron, du paprika et de la glace, burent les contenus et bientôt se dessina sur leurs profils la grâce d'une révélation. Ils venaient de comprendre le texte inscrit sur le papyrus... Comblés par la découverte, ils se mirent à parler tous en même temps pour la discuter - mais... ils ne tardirent pas a réaliser que de discussions capitales sur l'interprétation les éloignaient les uns des autres. L'un ne voyait dans le texte que de l'optimisme juvénile, l'autre, contracté dans une grimace, le pensait triste à mourir, d'un troisième avaient pris possession d'idées belliqueuses et le restant pestait, car il avait attrapé un mal de gorge. Devant ce fiasco, ils se mirent d'accord pour outrepasser les préférences personnelles : ils recommencèrent tout da capo en utilisant cette fois-ci de l'eau plate uniquement.

J'ai beaucoup profité de cette méthode providentielle, je dois vous le dire, ne serait-ce que par le fait qu'elle me permettait une lecture rapide et en conséquence des connaissances beaucoup plus vastes. J'ai même mis au point une amélioration de la procédure, destinée aux voyageurs et aux contrées arides : en distillant de façon répétée le liquide textuel, je le rendais plus dense, puis, par évaporation de l'eau, j'obtenais des lettres en poudre, que je pressais dans la forme de cachets facilement emportes et se dissolvant sous la langue. J'ai même fait des expériences réussies avec des textes en idiomes étrangers, ce qui me permettait de voyager plus à l'aise parmi des populations dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Ne me voyez-vous aujourd'hui chaman en Asie ?! C'est en les faisant boire de l'eau de la rivière où j'avais auparavant jeté quelques onces de mes écrits, qu'il m'élirent à une si haute dignité. Pourrai-je ne pas avouer que je fus tenté de laisser les eaux emporter vers les océans mon livre entier de recettes ? Pensez à tant de trésors incommensurables venant de St Germain-en-Laye distribués aux peuples riverains par les pécheurs de poissons remplis d'eau et apportés à l'intérieur de terres par la pluie de nuages équatoriaux, sans oublier les épaves de la raison qui gisent sur les fonds des mers, couvertes par des immensités de sagesse, si j'avais jeté le livre à l'eau. Mais je me suis ressaisi, le bruit des vagues aurait fait courir sans discernement le murmure des secrets à de mauvaises oreilles.

Ceci je l'avais appris comme vous le savez, pendant mon séjour dans l'armoire de l'horloge, non point en une seule fois - une nuit n'aurait jamais suffit - mais au fil de quelques années. Lors de la première séance à laquelle j'avais incognito assisté, j'ai entendu que les quatre hommes revenaient pour accomplir leurs expériences deux fois l'an, aux solstices majeurs. Après leur départ j'étais resté seul et enfermé sans issue. Pourtant, mon désir d'en savoir davantage m'empêcha de dépérir faute de vivres ou de chercher à fuir. D'autre part, il n'était pas envisageable de rester six mois sans boire, ni manger. C'était sans compter avec ce que j'avais appris de hommes vêtus à l'espagnole (ceux que l'École flamande postérieure aux conquêtes du duc D'Alba avait certainement toujours pris comme modèle). Dans un bocal de saumure bien caché, je savais que je pouvais puiser une pâte gluante couleur or de miel, qui me fera dormir pour exactement la moitié d'une année. J'y fis donc usage. Et comme un bon sommeil vaut mieux qu'un repas, à chaque équinoxe je me sentais repu. Des longues années passèrent comme des journées et le monde paraissait m'avoir oublié. Je restais jeune et lui vieillissait. Jusqu'à cette nuit terrible de pluie poussée par le vent se transformant en neige, que je ressentais de tous mes os. La chambre était remplie de fumée et j'avais de la peine à y voir clair. Les quatre hommes s'affairaient autour de braises et brûlaient des mèches de cheveux. J'allais entendre le plus grand secret jamais prononcé dans le royaume et assister à la préparation qui donnait à la Reine le pouvoir d'être substituée à sa propre fille, lors de la naissance de cette dernière - ses idées et son caractère éclorant lentement de nouveau dans le corps de l'enfant, sans se perdre, permettant de continuer l'œuvre si bien pensée. Toutes les reines n'étaient qu'une, la même reine reignant depuis toujours, sans interruption de corps et d'esprit depuis que le monde fut et elle devait me poursuivre à travers la terre entière, de même qu'elle dût le faire avec mes ancêtres. Ainsi substitution, permutation et combinaison étaient les outils avec lesquels on agissait dans cette chambre sur le monde extérieur. Je pensais que j'allais apprendre comment les manier, quand survint la catastrophe. Le bocal d'où j'extrayais la substance somnifère, si régulièrement rempli sans l'ombre d'un doute, ne contenait plus qu'à peine une louche. Bien qu'elle fût très forte, cela ne suffit pas et sans que je pusse dire combien de temps après, je me réveillai sans pouvoir me rendormir. J'avais perdu. Le jeu allait commencer. Peu décidé à me transformer en squelette, je profitai d'un Deus ex machina qui passait par là, fruit de mes écoutes attentives aux leçons des équinoxes, et quittais subrepticement la pharmacie de la Reine, pour chercher dans la fuite un remède à un mal généalogique.

« Ainsi parla le soir du jour où nous nous quittions sous le Mur de Chine, Witold Czapiewski, ancien médecin ordinaire du Roi de Pologne et de Lituanie.

« Bien plus tard, j'arrivais à Pékin, ville si grande, si riche et d'une si grande civilité, qu'elle n'avait aucune mesure, ni rivale en Europe, si bien que comblé de bonheur, mon séjour dans cet Empire ne fut qu'émerveillement, ce que je me mettrai en devoir de raconter dans un ouvrage monumental, que le lecteur aura l'indulgence de commander chez Elzévir, Imprimeur dans la cour de l'Université, à Leiden. C'est en cette période exceptionnelle, malgré les sollicitations continuelles et l'étude des idéogrammes qui me laissaient peu de temps, que j'entrepris la traduction en latin de la pharmacopée de Czapiewski, en la recommandant à mes supérieurs de Rome pour l'édition que voici. Avant de m'effacer en mettant un point à ma préface, il me reviens à l'esprit un sentiment persistant qui impose à ma main sa divulgation : aucun homme de la Reine ne fut plus aperçu aux abords des frontières du Nord, ni aucun chaman ne pénétra en Chine - la vengeance aurait-elle été atteinte, le jeu royal finalement suspendu et le fil de la vie interrompu ? Que la Paix apaise les âmes ! »

Le doigt coincé en guise de marque-page, 193 s'était relevé de sa place et se dirigeait vers la chambre des photocopies. Sur le couloir principal il fut bousculé par des gamins courant poursuivis par les surveillants de salle qui tombaient l'un après l'autre, les pieds pris dans leur longues camisoles blanches. Les enfants se réfugièrent enfin en haut des piliers en forme de palmiers - ils étaient les fils de pompiers préposés à la Bibliothèque et avaient déversé quelques bouteilles d'écume carbonique dans la cour pour donner un aspect hivernal à la saison qui en manquait un peu, bien qu'ils n'aient réussi à transformer la cour que jusqu'au niveau du premier étage dans une baignoire remplie de shampooing, où se noyaient de vieux lecteurs en proie aux démons surgis du néant, sous l'œil compatissant de ceux qui faisaient la queue depuis le matin. Devant l'endroit où siégeaient les présidents de salle, il observa en passant les deux files qui s'étaient formées. L'une menait, sinueuses, à une chaire à prêcher d'où on dispensait des sermons sur la bonne foi des magasiniers, sur les livres indexés et perdus, sur les retards dus à la machination diabolique, tout ceci, en général, à des personnes sourdes, dévotes et étrangères. L'autre file, comprenant des âmes belliqueuses, toutes portant les stigmates d'une terrible fureur qui agite leurs entrailles, au visage pourpre, cheveux en désordre, apparence menaçante, boutons de chemise manquants, pieds tapant le sol ; s'aventurait - l'autre file - sur des terrains vagues parsemés de trous d'obus, en suivant des sentiers accessibles au seuls revenants des fichiers non informatisés d'avant 1914 vers une casemate spécialement achetée et détachée du Mur de l'Atlantique, où se tenait imperturbable, en contact ininterrompu avec la direction générale, le responsable des renseignements une tasse de thé dans une main et le livre dont on avait juste alors besoin, entre les doigts de l'autre main.

Mais il passa son chemin. Car il avait déjà brandi sa carte American Express et s'était déjà jeté à l'arrière de la limousine cramoisi d'évêque qui l'emporta sur les autoroutes. Quelques voitures en carton ou en fibre de verre et même les bicyclettes de certains lecteurs à tarif réduit eurent l'impolitesse de ne pas arborer l'enthousiasme à son passage - elles furent toutes arrêtées par des patrouilles de police spécialisées et neutralisées. Après un court voyage pendant lequel un orchestre tsigane installé à l'arrière lui joua « L'Or du Rhin », les portes monumentales d'un parc gardé par des chiens errants affamés s'ouvrirent largement et il entra dans une forêt suisse de sapins fraîchement taillés qui le conduisit à travers les montagnes de neige au lac profond. Les rossignols chantaient leur air lugubre et des perroquets voltigeaient gaiement. La nature entière n'était qu'un immense chantier de la quiétude. On lui mit à disposition deux hommes grenouilles et une barque. La traversée dura quinze ans, passés en captivité chez les Lotophages de Libye. Il débarqua finalement sur une île verte, ronde comme une kippa, au milieu de laquelle était posée la photocopieuse. A côté, sur une vieille chaise modelée par des générations d'hommes, était assis le corps d'un égyptien de 200 kg. Il sortit de nouveau sa carte American Express, reconnue sur le champ par le scribe qui marqua au stylo BIC son numéro derrière les oreilles pour garder le secret et lui donna, après avoir fouillé quelque temps dans des dossiers jaunis, la photocopie de la page qui l'intéressait. Jetant un coup d'œil à la machine qui n'avait pas bougée d'un iota, le lecteur 193 s'en fit par la bouche d'un souterrain.

Vu d'en bas, l'escalier était immense. Mais si cela avait été vrai, il importait peu - personne ne l'avait jamais monté et le tapis ondulant qui avait recouvert de haut en bas chaque marche, ne l'aurait pas permis, telle une méchante langue. On ne faisait que descendre cet escalier - et encore... Au niveau supérieur, deux pompiers suisses de la bibliothèque étaient en faction et jouaient au trictrac gravé sur les murs, comme s'ils étaient des légionnaires romains dans les ruines de Baalbek ou sous la croix de Jésus dans un tableau nabi. A la ceinture, dans le fourreau de l'épée, s'agitait une torche électrique, dont le long rayon brillait comme une étoile partie en guerre ; entre les mains un sécateur perché sur une pique pointait vers le ciel ; sur le dos, des extincteurs rouges de bioxyde de carbone attendaient de nouveaux exploits ; la mine des deux zélateurs du feu était féroce et leurs cheveux dressés en témoignaient. Devant eux, comme au théâtre, un rideau écarlate. Subitement, une main de maître en écarta les pans : c'était le lecteur 193 qui refaisait surface. Il s'avança, les gardes se mirent en garde à vous, il s'avança encore... alors les hallebardiers lui défendirent le passage. On lui demanda le laissez-passer - il présenta la photocopie qu'il venait de faire. Elle lui fut confisquée à l'instant. C'était interdit. La loi ne tolérait pas qu'on puisse l'emporter avec soi librement - on devait faire appel aux services spécialisés qui la livraient par la poste sous enveloppe agrée cacheté à la cire rouge frappée d'un aigle impérial. On le somma de montrer son sauf-conduit. Il sortit sa carte American Express - on la sabra sous ses yeux. On voulait le petit bout de papier délivré par la présidence de la salle de lecture qui l'autorisait a quitter son lieu d'étude. Il fut jeté à terre et traîné jusqu'à une fenêtre proche devant le lieu du supplice. Les vêtements déchirés, il se mit a implorer clémence, mais déjà les fers étaient incandescents et l'eau bouillante jetait des vapeurs étouffantes de plomb fondu à travers la fenêtre ouverte vers la cour où s'était amassé le public. On lui permit une confession. C'était devant le buste de Robespierre dressé à cet étage peu fréquenté qu'il éleva sa prière ardente d'un échappatoire miraculeux à ce cauchemar imprévu. Il lui sembla que la statue lui avait fait signe. Il redoubla de pouvoir de conviction, sentant déjà l'approche de l'échafaud dans son dos. Et alors, Robespierre lança un ordre aux pompiers - ils s'immobilisèrent, reculèrent terrorisées, le buste de Robespierre descendit de son socle, ils s'effondrèrent criant au secours, Robespierre se jeta sur eux et il les aurait certainement envoyé lui chercher des fleurs de lys au Paradis, si les renforts n'étaient arrivés. Mais déjà le lecteur 193 avait pris la fuite, alertant les bustes et les autres statues qu'il rencontrait sur les couloirs de marbre de la vieille bibliothèque : tous se mirent sur pied de guerre et rejoignirent sa bannière, fragiles hommes des lettres engendrés par Giacometti, illustres administrateurs en gypse des carrières des Buttes Chaumont, impossibles généraux coulés dans l'acier des canons du dix-neuvième siècle, rois équestres sauvés sur la pointe des îles, des escadrons entiers de gargouilles délaissant leurs monuments, des Dianes chasseresses sorties de bosquets des jardins publics ou descendues de fontaines romantiques, mais ceci ne suffisait car les pompiers surgissaient de partout, poursuivant à la pompe à incendie hippomobile les lourdes statues et débusquaient 193 là où il se cachait. Il fit alors appel aux Dieux de Sumer, à Assurbanipal et aux anges colossaux, exhorta les Pharaons et ils quittèrent tous les dépôts des musées, les salles et les vitrines, cavalcade de Walkyries, Victoires et dieux Kami déferlant sur la ville de Paris.

Pendant que ces événements avaient lieu à l'extérieur de la sphère inexpugnable et insonorisée de la salle des Imprimés, un monsieur, qu'on conviendra d'appeler Mr X de Z, avait reçu du fonctionnaire compétent, après l'attente réglementaire, la plaquette portant le numéro de place 193 et se trouvait maintenant cheminant entre les rangés de tables vers le lieu qui lui était destiné. Rond comme une boulette de köfté, son ventre était soutenu par deux pieds minuscules qui paraissaient quatre et portait des extrémités inavouablement longues - certains avaient compté six - qu'il nommait lui-même “mains” et qui se terminaient par un nombre indécis, mais constant, de doigts. Sa face était verte. Cependant son sourire inné ne permettait pas de croire qu'il s'agissait de la colère - on se rabattait alors sur sa gourmandise pour la salade et pour les crudités en général (ce qui ne faisait qu'alimenter davantage l'imagination de la curiosité inassouvie et même de l'envie). Il y a longtemps de cela, Mr X portait des lunettes de myope, mais l'effort et la passion qu'il prodiguait pour la lecture avaient poussé ses yeux hors de leurs orbites naturelles et ils pendaient maintenant au bout de deux antennes nerveuses, lui donnant l'aspect d'un escargot placide, mais attentif. Son troisième œil se trouvait sur la nuque et il lui permettait, d'après ce qu'on disait, d'avancer à reculons. Il portait tout de même des vêtements fort bien taillés, qui cachaient habilement les excentricités de son esprit. Quant à ses occupations, Monsieur était un savant chercheur qui étudiait l'apparition de la vie sur terre. Lorsque son Institut avait déménagé, il avait réussi a se cacher dans son laboratoire en se nourrissant pendant plusieurs mois de la seule patience des gastéropodes et resta sur place, le seul homme a vivre dans l'aquarium désaffecté de la Colline de Chaillot, au milieu de chats en mal de mer, que venaient hanter dans leurs rêves les squelettes de poissons assoiffés. Il avait élu domicile dans le bassin des mollusques, ce qui ramenait sa pensée des millions d'années en arrière - et qui peut-être, expliquait son caractère. Celui-ci avait pris une tournure décisive au moment de la découverte qu'il fit dans la crypte des fiches à la Bibliothèque Nationale. Il était descendu un jour comme d'ordinaire dans cet endroit le plus frais et propice à la réflexion calme et solitaire de l'établissement entier, pour chercher les cotes de quelques livres anonymes. Il se rappelle avoir fouillé quelque temps à gauche et à droite, dans ce vaste columbarium, avoir partagé un philtre avec une bibliothécaire ivre de joie, qui prit par la suite le chemin du monastère, et s'être trouvé en face d'une belle urne "Ming" qu'il eut envie de consulter. Avec la poudre de livre qu'il en extraya, il était allé voir le service rapide de communications de livres et la donna a renifler au chien chercheur, qui était censé guider l'appariteur vers la bonne étagère contenant l'ouvrage demandé. Mais dès que ses narines eurent fait leur travail, l'animal tomba en proie à une terrible agitation, des secousses continuelles s'emparèrent de lui et rien ne le fit plus bouger du tapis sur lequel il se tortillait, comme empoisonné. Par peur de voir la grave maladie s'éteindre à d'autres chiens du même département, on lui refusa provisoirement d'apporter le livre. Par la suite il apprit que la Bibliothèque fut contrainte de céder le chien à un berger des Pyrénées, en échange de quelques litres de lait mensuels et une peau de mouton tous les deux ans. Néanmoins il était bien content, car intrigué par le comportement du chien, il avait gardé la poudre du livre "Ming", qu'il soumit aux analyses chimiques dans son laboratoire. Le résultat était resté incontestable depuis lors et fut en son temps la gloire de la nation : aucune substance connue sur terre ne correspondait à celle qu'il avait trouvé dans ses errements parmi les fiches, mais d'après les informations fournies par les sondes spatiales des pays amis, elle se trouvait sur la planète Vénus. Voila, de quoi faire titrer Le Monde « Vénus vient chercher l'Amour dans le jardins terrestre », le New York Times « French scholar found gallant poem by women from planet Venus », le Frankfurter Rundschau « Sind wir alle Venus Kinder ? », al-Ahram cairote : «الزهرة كوكب فيمصريين كشف » et tous les journaux de la terre dans leur langue et leur style, embrouillant politique locale et science, sans oublier les névroses que produisit chez quelques dames vénérables de la Bibliothèque la perspective qu'un jour elles pourraient retrouver entre leur mains ce livre si inhumain - ce qui avait contraint l'administration de prendre au sérieux leur pétition et envisager la construction d'une nouvelle bibliothèque. Tel était l'homme qui venait de s'assoir à la place 193. Et qui remarqua, sans pouvoir croire à cette inconcevable possibilité que le hasard laisse toujours entrouverte, qu'une personne ait déjà reçue avant lui, comme dans les bureaux des gares d'antan, le même numéro de place et que ses papiers recouvraient la table, une paire de jumelles et des fleurs dans un pot rempli d'eau étant même posées entres les accoudoirs de la chaise. Sûr de son droit et prêt à croire aux mondes parallèles, il s'assit et commença a ranger la table, mais aussitôt son attention fut attirée par les volutes de nymphe que l'écriture faisait en jouant avec le bleu de l'encre sur le sable fin du papier. Se mettant a lire, il découvrit la méthode de lecture par les nombres que le lecteur 193 avait inventé. Esprit vivace, Mr X de Z comprit sans tarder de quoi il s'agissait et en se balançant commodément en arrière sur la chaise il se dit que de même qu'on pouvait lire un roman à l'aide du nombre qui le représentait, on pouvait l'écrire en prononçant simplement le chiffre correspondant ! Il envisagea d'éteindre le champ d'application du procédé, à la création et la contemplation des images, des sons et tout ce qui s'adressait à nos sens. Et alors, précisément entre un aller et retour de la chaise, quand ses yeux touchaient le plus haut de la coupole vitrée de la salle des Imprimés, il eut comme à la vue d'un fantôme, une révélation : il était possible d'adapter l'idée à ses propres recherches et considérant les vies des êtres vivants comme des chiffres, il suffisait de remonter ces nombres dizaine par dizaine, de génération en génération, pour finir à leurs premières unités et déboucher sur les commencements de la vie terrestre. Formidable idée qu'il ne tarda pas d'améliorer. Car, au lieu de retourner des millions d'années en arrière, n'était-il pas plus rapide d'enjamber les quelques années qui le séparaient de ses succès futurs, en naviguant entre les nombres et les voies qui s'ouvraient à sa vie, et choisissant entre eux tous la carte qu'avait dressé la topographie de son souhait et porté inscrit le trajet qu'il voudrait suivre aux bons ports de ses découvertes ? Si en ce moment il avait déjà anticipé l'avenir comme il le désirait, il aurait su qu'il n'apprendrait probablement jamais la réponse : un certain nombre de chaises de la Bibliothèque provenaient d'une collection privée, nationalisée à la Révolution. Le bois dans lequel elles étaient faites, celui qui réussit a être sauvé par la manufacture des Gobelins au cours de la longue série de restaurations, constituait un véritable reliquaire auquel ses propriétaires lui avaient secrètement donné la forme de meubles - sceptre de Charlemagne... Croix de Jésus... latte d'un tableau de Bosch... chaise à porter de Descartes... Sans qu'il soit conscient, Mr X de Z s'était assis sur une chaise contenant ce bois de palmier appartenant à la banquette de Pythagore, qu'il avait détenue à Alexandrie. Autrement dit, la chaise que le chat Richelieu avait choisie comme meilleur agriffoir, et qui, en ce moment de jubilation intellectuelle, s'écroula du fait de l'usage que la féline créature avait fait d'elle, sous le poids de Monsieur, interrompit le cours de ses pensées qu'elle lui avait inspirées.

Le lendemain matin, un paisible dimanche, Richelieu eut tout loisir de chercher une nouvelle chaise pour ses habitudes et au bout d'un long périple, il choisit celle qui contenait les boutons de la redingote de Napoléon. En sautant toutes griffes dehors à quatre pattes sur elle, il pensa plein de joie et de fierté, en se laissant glisser dans un grincement de bois le long de la chaise, à toutes les gloires qu'elle ferait naître dans les lecteurs qui s'y assiéront et à tous les hommes célèbres qu'elle réveillerait de la torpeur du siècle.