Talisman écrit en spirale.

Si Sadek...

C'était un beau garçon. Il avait fait la guerre pour le Turc en 1874 contre les Persans et, de retour en Algérie, il affectait de porter à leur manière le turban, en laissant dépasser quelques mèches blondes. On disait qu'il s'était établi dans le Sud après la noyade de quelques jeunes créatures de son village, désespérées par sa figure impassible. La réalité est que de la guerre il était revenu avec comme tout avoir une écuelle de mendiant reçue d'un maître nakshabandite et qu'il avait besoin de la solitude du désert pour parfaire son enseignement. Avec le temps, la nouvelle confrérie soufie s'était disséminée dans toutes les zones montagneuses. À Alger, ils se rencontraient de temps en temps, toujours avant qu'une insurrection n'éclate quelque part dans le pays. Ils passaient des longues heures sur le manuscrit de numérologie que Si Sadek apportait dans sa besace et dont il faisait tourner les pages avec ses élégants doigts longs. Des chiffres qui parlaient des anges déchus de Babylone, des mouvements de troupes, de dates de décès des empereurs de Chine et de livraisons d'armes, du chiffre de Salomon et des agents doubles, des ordres alphabétiques et d'ordres d'attaque. Le derviche put prévoir le jour où le conte Jean-Marie de Belleville allait périr avec toute la 31e demi-brigade dans les Aurès - il suffisait de transcrire en caractères arabes son nom et d'additionner les lettres selon leur valeur numérique : 9 août 1888. Si Sadek était tellement sûr de sa réussite qu'il avait fait calligraphier avant même que l'événement n'ait lieu, un tableau portant la phrase suivante, en arabe, correspondant à la même date : "Même en empilant sous leurs pieds toutes les montagnes de la terre les unes sur les autres, même alors, certains n'auront gravi qu'une seule des marches qui mènent au paradis." Il avait gardé ce tableau quelques années dans sa zawia, avant qu'il ne finisse, par un concours de circonstances étranges, dans une maison close à Gibraltar.

*

J'allais voir Si Sadek lundi, au café Stamboul. Il y avait une terrasse à l'arrière et un figuier, et le patron consentait à nous ouvrir la porte qui y menait. On voyait le port blanc et dans la rade les bateaux qui soufflaient la fumée du charbon de leurs profondeurs - à l'horizon un voilier disparaissait vers Marseille.

J'avais reçu aujourd'hui son message - une feuille avec un carré magique en son milieu et un texte en spirale l'entourant. En attendant que Si Sadek me dévoile sa signification j'ai lu le texte - c'était une invocation pour attirer les cœurs et éloigner les maladies. On trouvait des talismans pareils à celui-ci dans une quantité innombrable les jours de foire. Même un collectionneur européen n'aurait jamais porté la main à son portefeuille pour quelques centimes en échange de ce bout de papier mal écrit. Le derviche insistait pour que chacun de ses talismans fut rigoureusement brûlé après qu'il ait produit son effet, c'est à dire après qu'il ait été lu par son destinataire. Ainsi, expliquait-il, les lettres monteront par la fumée au ciel, d'où elles sont venues, et le Diable illettré n'apprendra jamais leur secret, dans ses mains ne restant pour tout abécédaire que les cendres. Mais contrairement aux collectionneurs et à ce que Si Sadek exigeait de moi, je conservais les incantations graphiques du derviche. Si elles pouvaient toutes être basées sur des formes aussi simples et archaïques qu'un cercle et un carré, elles étaient néanmoins chacune différente. Lorsque je regardais le carré qui par la coïncidence des lettres et des chiffres voulait nous faire croire en l'existence de son mystère, lorsque je passais la main sur le carré pour sentir l'encre et que je sentais le vide des cases qu'on avait rempli de lettres agencées de telle manière qu'on pouvait oublier leur formes aléatoires, alors je tombais en stupéfaction devant le sens des mots qui ligne par ligne, seconde après seconde, dans le sillon de la plume avançant, s'éloignaient comme l'écorce d'un arbre du malentendu initial. C'est pourtant de cet éther que la sève de la création était extraite, insistait Si Sadek ; et en agitant cinq morceaux de sucre dans son café, il continuait à s'acharner dans le déchiffrement des mystères. Pour lui, le tourbillon graphique que seuls les marges du papier interrompaient par des questions métaphysiques, était sa façon propre d'accomplir le pèlerinage à La Mecque et de tourner grâce à son encrier, qui devenait alors le puits Zemzem lui-même, chaque jour autour de la Sainte Kaaba. Vide cette maison aussi, pour recevoir le sens qui lui est donnée par ceux qui croient. Les collectionneurs auraient payé cher pour connaître ce sens et de même l'agent en civil assis en face de moi, si jamais ils avaient compris que pour tout message c'était l'empreinte de Si Sadek que convoyait la spirale inscrite sur le papier, choisi à mon intention, dans la boîte de l'avenir, par le perroquet du vieil homme devant le commissariat de police au bout de la rue.

*

Le talisman reproduit ici a été trouvé par l'auteur dans le dossier 16h1 des Archives d'Outre-mer à Aix-en-Provence. C'est un papier de 18×18,5 cm plié plusieurs fois pour former un rectangle de 2,2×8,3 cm. Il est inscrit sur une face à l'encre sépia dans un écriture maghrébine, tandis que sur le verso il porte le numéro 104, une main ayant ajouté en français : "Affaire du Derviche Si Sadek - pièces saisies dans un sachet en cuir au domicile de l'individu, arrêté à Oran le 7 juillet 1891". Dans la même liasse se trouvent 110 autres carrés magiques similaires à celui-ci. Rien dans les papiers joints ne permet de connaître l'identité de celui qui s'exprime à la première personne, ni d'avoir des précisions sur les circonstances de l'arrestation de Si Sadek. Ce papier périssable, fait pour disparaître avec le désir ou les maux de celui qui le portait attaché à son cou par un bandelette, a changé de continent et a traversé les époques dans les boîtes en carton noir des Archives. Ce papier est la seule trace des aventures, des espoirs et des jours heureux de quelques personnes ayant vécu il y a cent ans et dans l'histoire desquels il prit part. Ce papier n'a pas de valeur que par ce qu'il représente et dont on ne sait rien. Le récit que vous venez de lire est une fiction. Je le dédie aux inconnus que j'ai côtoyé à travers ce talisman et dont j'ai cru pour quelques moments entrevoir l'existence fantomatique qui maintenant est aussi la mienne.